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Kate Lindsey, Arcangelo & Jonathan Cohen - Tiranno - Res Musica

Dans un album thématique consacré à l’un des plus fascinants personnages de l’Antiquité, Kate Lindsey brosse une galerie de portraits hauts en couleur. Avec la jeune mezzo-soprano, voici une traversée éprouvante de tous les paroxysmes de la passion.

Lors de l’Agrippina du Met en février 2020, c’est Kate Lindsey qui, déjà, jouait dans l’opéra de Haendel le personnage de Néron. La jeune cantatrice américaine avait fait sensation dans son incarnation d’un jeune adolescent colérique, libidineux et immature, capable dans son air final de sniffer un rail de coke tout en vocalisant à vitesse supersonique. Aujourd’hui, la figure de Néron devient le fil conducteur de ce fascinant album-concept, élaboré à partir de pièces musicales quasiment contemporaines qui toutes signalent la fascination de l’Italie baroque pour les excès et les turpitudes de la Rome antique.

Si Kate Lindsey rassemble sur ce CD deux des cantates de Scarlatti inspirées par ce personnage emblématique – La morte di Nerone est d’ailleurs proposée en premier enregistrement mondial –, elle incarne également la mère de Néron Agrippine dans la célèbre cantate de Haendel, ainsi que son épouse Octavie pour un extrait du Couronnement de Poppée sans oublier sa maîtresse Poppée avec un autre inédit au disque, la cantate La Poppea de Bartolomeo Monari. D’autres extraits du Couronnement de Monteverdi permettent d’entendre Kate Lindsey dans un Néron d’une sensualité exacerbée pour lequel elle bénéficie de la réplique que lui donne la soprano Nardus Williams pour le duo final, ainsi que de celle du ténor Andrew Staples pour le duo avec Lucain, transformé ici en un monument de perversité extatique.

L’exaltation érotique ressentie par Néron auprès du poète de sa cour devant l’évocation presque obscène des lèvres de Poppée, sera à mettre en parallèle avec le sadisme effréné que décrit la Cantate Il Nerone, au moment où l’empereur s’accompagne de sa lyre lors de l’incendie de Rome. Les mélismes pratiquement orgasmiques sur les termes « pena » et « langue », semblent ici destinés à imiter sur le mode du sarcasme les gémissements du peuple pris dans les flammes. Dans la Cantate de Monari, l’horreur et la violence sont portées à leur comble lorsqu’on apprend que c’est enceinte des œuvres de Néron que va mourir Poppée des suites des coups de pied assénés par son amant. Paroxysmes d’émotion également avec les affres d’une Agrippine condamnée à l’excécution, qui ne cesse de réclamer la mort de celui à qui elle a donné la vie et qu’elle ne peut malgré tout s’empêcher d’aimer. Dans un tel contexte, les adieux d’Octavie à Rome permettent eux aussi, dans une esthétique à la limite de l’expressionnisme, de faire alterner la soif rageuse de vengeance et la sincérité d’un désespoir halluciné.

Dans toutes ces pages, Kate Lindsey se montre absolument magistrale. La richesse et la variété de ses couleurs vocales, l’ambiguïté qu’elle déploie tout au long de l’album, ainsi que le sens aigu de la théâtralité qu’elle sait mettre en avant dans tous ces extraits musicaux, sont des atouts éminemment appréciables. La beauté du timbre, la limpidité des aigus et la profondeur des graves, sans oublier la noblesse des phrasés et l’expressivité de la diction, ne sont pas sans rappeler la grande Janet Baker dans ses meilleures années. À ses côtés, Jonathan Cohen et les sept musiciens d’Arcangelo se montrent attentifs au moindre détail, déployant mille couleurs en faisant sonner joyeusement les âpretés et les dissonances d’une écriture instrumentale aussi puissante qu’innovante. Un disque détonnant, dont il sera difficile de se lasser.

Res Musica
26 July 2021